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Comment j’ai amélioré ma relation avec la nourriture

Comment une chef de cuisine et chroniqueuse culinaire du Québec a pu améliorer la relation qu’elle entretient avec la nourriture.

En tant que chef de cuisine privée, j’apprends souvent aux gens à cuisiner. Ma plus récente cliente avait toutefois besoin de plus qu’un simple cours de cuisine; elle n’avait aucune idée de la façon de se sustenter véritablement par la nourriture. Elle devait donc apprendre à aimer manger et à faire de la cuisine un lieu de bonheur.

J’appellerais ma cliente Kathleen. Elle ne souffre ni d’anorexie ni de surpoids. Il s’agit d’une femme d’affaires prospère et compétente, célibataire, au début de la cinquantaine. Elle peut entretenir une magnifique maison et diriger une grosse firme de communications, mais s’avère incapable de se cuisiner un repas digne de ce nom.

À notre première rencontre, je lui ai demandé ce qu’elle avait l’habitude de manger. Elle a ouvert le congélateur et m’a montré un plat tout prêt à mettre au four à micro-ondes. Ce n’est qu’après plusieurs séances et discussions que j’ai compris les causes profondes de sa relation compliquée avec la nourriture. Pour Kathleen, les mauvaises habitudes alimentaires ont débuté dès l’enfance. Elle avait une mère qui occupait deux emplois ‘ paradoxalement dans la restauration ‘ et un père absent. Elle a fait partie de la première génération d’enfants à la clé. «Je rentrais dans une maison vide après l’école et j’avais faim; parfois, il n’y avait tout simplement rien à manger dans la cuisine. Ma mère n’avait pas eu le temps de faire l’épicerie

Kathleen m’a raconté cette histoire sur le chemin du retour vers sa maison suite à un après-midi passé à explorer les épiceries vendant des aliments du Moyen-Orient où nous avons goûté des plats aux senteurs exotiques et fait le plein de merveilleux ingrédients frais. «Je me souviens avoir déniché dans le placard du pain, du sucre brun et un vieux gâteau de Noël et m’être fait un sandwich avec ces ingrédients», m’a raconté Kathleen.

Pour Kathleen, les aliments, la cuisine et les repas sont entièrement associés au triste sentiment de négligence de son enfance et au fait de ne pas savoir quoi faire dans la cuisine. «Lorsque ma mère cuisinait, elle faisait généralement bouillir du chou, du porc et des patates dans un chaudron. Jusqu’à aujourd’hui, l’odeur du chou bouilli me donne la nausée.»

Ainsi, pour l’adulte Kathleen, le fait d’utiliser le micro-ondes pour se nourrir n’était pas uniquement à mettre sur le compte de la facilité; il lui était en fait impossible de parvenir à cuisiner. Un jour pourtant, quelque chose a changé; elle désirait être en meilleure santé et se sentait prête à affronter ses démons. Notre tâche consistait donc à s’aventurer dans la cuisine pour affronter cette peur qui l’habitait et l’aider à apprendre à aimer la nourriture et la cuisine. Vous devinez ce qui s’est produit? Son angoisse a réveillé mes propres blessures.

Souvenirs d’enfance

Ma relation avec la nourriture est également compliquée et empreinte d’émotions conflictuelles. Bon nombre de nos souvenirs d’enfance sont associés de près à la nourriture: la faire. La manger. Ne pas la manger. Il s’agit d’une des principales expressions primales d’amour et de confiance. Pour la mère et l’enfant, la nourriture et l’alimentation constituent la première et la plus importante composante de l’attachement. On m’a dit que lorsque j’étais enfant, j’avais de la difficulté à manger raisonnablement. Selon ma mère, l’heure du repas en ma compagnie ressemblait à une scène tirée de l’Exorciste.

J’ai grandi à Hudson, petite ville idyllique du Québec; j’avais deux sœurs et deux frères, mais il ne restait plus qu’une sœur à la maison lorsque je suis née. Enfant, je n’ai jamais associé le fait de manger à des sensations agréables. Pour ma mère, qui est décédée en 1994, la maternité ne semblait pas trop importante; je n’avais pas le sentiment qu’elle m’aimait. Elle n’aimait pas faire la cuisine pour nous ou pour mon père. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’aimait pas cuisiner, ou qu’elle était une piètre cuisinière, bien au contraire. En fait, elle aimait cuisiner pour recevoir. Je crois bien qu’elle était dépressive, qu’elle se sentait prisonnière d’une vie qu’elle n’avait pas choisie et que cela s’exprimait par un manque de volonté à faire la cuisine. Le bacon était immanquablement brûlé et nous mangions presque exclusivement de la nourriture en conserve. Un des plats de base qu’elle préparait et que nous mangions au moins quatre fois par semaine était une version pâteuse de spaghetti à la bolonaise, très sucrée et acide. La «sauce» tomate liquide m’irritait les lèvres gercées par le froid de l’hiver. Le plat était à base de viande hachée qu’elle faisait frire en boulettes grises et caoutchouteuses et d’une conserve de spaghetti à la sauce orange vif.

J’ai grandi dans un foyer triste et me suis donc tournée vers la nourriture pour soulager ma douleur et essayer d’atténuer ma solitude. Les aliments ne me procuraient toutefois qu’un soulagement momentané; c’est pourquoi dès que j’ai pu atteindre les placards de la cuisine et durant toute l’école primaire, j’ai souvent trop mangé, allant jusqu’à ingurgiter des quantités impressionnantes de nourriture. Après m’être gavée de biscuits ou de craquelins et de beurre, je ressentais une telle vague de honte que j’allais me cacher dans le placard de ma mère derrière les manteaux de fourrure ou me réfugier en sûreté entre le radiateur chaud et le dossier d’un fauteuil. Je savais que ma mère découvrirait le paquet de biscuits vide ou la boîte de Popsicle dans le fond du congélateur ne contenant plus qu’une seule gâterie. Elle serait alors furieuse et aussi dégoûtée de ma personne que je l’étais de moi-même. «Tu es grosse, grosse, grosse!», me hurlait-elle, le visage déformé par la colère, à quelques centimètres du mien. Elle était mince et superbe et j’étais sa «grosse» déception. Elle tapotait de son doigt ma forte cuisse en déclamant un vers de Shakespeare: «Ah! si cette chair trop solide pouvait se fondre’»

Les fins de semaine, lorsque mon père était à la maison après une longue semaine de travail, j’avais l’occasion d’apprécier sa présence et son influence, alors que nous passions des heures ensemble dans le potager à ramasser et à manger des fruits et des légumes frais ou à pêcher sur le quai de Wharf Road, lançant nos cannes dans le lac des Deux Montagnes et mangeant nos prises le soir ou le lendemain, au déjeuner. Ce furent les moments les plus heureux de mon enfance. Même si mon père ne l’exprimait pas, je pense qu’il savait combien j’étais malheureuse et réalisait l’importance que j’accordais aux moments passés à ses côtés.

Créer une nouvelle relation avec la nourriture

J’ai quitté la maison à l’âge de 17 ans pour emménager avec mon petit ami et aller au collège préuniversitaire, puis à l’école des beaux-arts. Nous vivions dans une chambre d’entreposage vide qui appartenait à mon père, dans le centre-ville de Montréal. Dès mon déménagement, j’ai abandonné la nourriture en conserve et les aliments liquides pour de bon. J’étais devenue végétarienne et j’ai commencé à explorer le monde merveilleux des aliments que mon père m’avait fait découvrir comme les vraies pâtes au beurre et à l’ail, les crosses de fougère et les asperges printanières, les œufs frais brouillés au Tabasco ou le plaisir unique de déguster une tomate cueillie à même le plant. Lorsque j’ai recommencé à consommer des protéines animales vers le milieu des années 1930, l’influence de mon père m’a incitée à privilégier les crevettes, le homard au beurre et le steak d’aloyau bien persillé. Dès le moment où j’ai quitté la maison maternelle et commencé à cuisiner, ma vie a été une célébration de la nourriture.

Ce n’est que longtemps après le décès de mes deux parents, mon père du cancer de la prostate en 1997 et ma mère de la maladie de Lou-Gehrig, que je suis devenue chef cuisinière de profession. Je soupçonne que j’ai fait ce choix afin de pouvoir établir une nouvelle relation avec la nourriture. En tant qu’adulte libre, l’occasion m’a été donnée de me nourrir, de me materner et je l’ai saisie. Heureusement, j’avais un talent inné dans la cuisine, un nez et un palais très développés et j’avais eu un mentor, mon père. La nourriture était une des façons d’établir avec lui, de son vivant, un lien indissoluble. Quelques jours avant le début de son coma, je me suis assise à son chevet, sur son lit d’hôpital et l’ai nourri à la cuillère de crème glacée molle réconfortante. À ce stade de la maladie, j’étais la seule qui pouvait le nourrir.

En travaillant auprès de Kathleen, je me suis souvenue du chemin parcouru pour parvenir à éprouver une sensation de bien être par rapport aux aliments. J’espère avoir fait comprendre à Kathleen qu’elle est capable de cuisiner, qu’elle aime vraiment les aliments et qu’elle peut trouver le temps de se sustenter grâce à cette merveilleuse nouvelle relation qu’elle entretient avec la nourriture.


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