Céder sa place à une personne âgée ou à une femme enceinte, dire merci ou tenir la porte: les bonnes manières sont-elles désuètes?
Sam Island
Il y a quelque temps, à un carrefour, je faisais partie d’un petit troupeau qui attendait patiemment que le feu passe au vert. Une jeune femme a soudain surgi, le téléphone à l’oreille, en pleine conversation, bousculant tout le monde avant de poser le pied sur la chaussée au moment même où passait une voiture. Quelqu’un a crié pour la prévenir du danger. Elle a alors a tourné la tête et nous a lancé: «Ça vous embête? Je suis au téléphone.»
Passé l’effet de surprise, nous avons tous éclaté de rire.
Les stratèges de toute sorte jugeraient sans doute que le comportement de cette femme témoigne d’un manque évident de conscience de la situation, comme on pourrait le dire du chat qui monte sur la cuisinière quand on prépare le repas ou de la personne qui marche à reculons au bord d’un précipice en prenant un selfie. Mais dans le cas précis qui nous occupe, je crois qu’il y a également un manque de conscience collective de la situation. Car, en fait, qui embête qui? Est-ce le petit groupe de piétons qui a osé interrompre la conversation de la passante pour la mettre en garde ou est-ce la jeune femme elle-même? (Peut-être devrait-elle consulter les 50 règles d’or de la politesse…)
Je sais bien que se plaindre de la grossièreté croissante des autres est un lieu commun, mais à bien y réfléchir, il m’apparaît clair que c’est précisément ce manque de conscience sociale qui pose problème. Les représentants de la génération Y – appelés également milléniaux et qui ont entre 25 et 40 ans – vous marcheront sur les pieds, puis se mettront en colère parce que vous êtes sur leur chemin.
Traditionnellement, la conscience sociale allait de soi. Ces mondanités superficielles qui consistaient à dire «bonjour», par exemple, ou saluer de la main ses voisins étaient autant de témoignages de bonne disposition qui, en public, nous rendaient sensibles les uns aux autres en tant qu’êtres humains, sans pour autant nous envahir mutuellement.
Mais aujourd’hui, certains représentants de ces jeunes générations ne vous reconnaîtraient pas comme être humain, même si vous étiez assis en face d’eux. Dans ce sens, une étude menée en Angleterre en 2019 a constaté que, dans les transports en commun, 49% des milléniaux ne cèdent pas leur place à une personne âgée ou à une femme enceinte. Le pire, c’est qu’ils l’admettent sans aucune honte, ont souligné les chercheurs. Pour plus de 80% d’entre eux, c’était vieux jeu de tenir la porte à quelqu’un ou de dire «s’il vous plaît» et «merci». Quant à juger grossier d’ignorer les autres sur les réseaux sociaux, les avis étaient partagés.
Au bureau, je sais tout de suite que j’ai affaire à un représentant de cette génération quand un mail ou un message téléphonique restent sans réponse, même si c’est lui qui a inauguré l’échange. S’agit-il d’organiser un rendez-vous, il propose tel jour et vous tel autre jour, puis, sans raison apparente… silence total. Comme si vous étiez un fantôme derrière la fenêtre, agitant en vain les bras. Il y a quelqu’un? À se demander si vous avez vraiment correspondu avec un être quelconque jusque-là. Votre interlocuteur a-t-il été victime d’un accident cérébral? A-t-il oublié? Faut-il prévenir la famille?
Mais non, ce n’est pas ça, ces gens sont d’ailleurs jeunes pour la plupart, éveillés, dynamiques et en bonne santé. Il se passe simplement qu’ils poseront une question et se désintéresseront totalement de la réponse même immédiate. «Vous voulez un ticket de caisse?», demande la jeune vendeuse. «S’il vous plaît», répond le client, qui se voit remettre ses courses sans le ticket. Et ne comptez pas sur un «merci pour votre confiance». Cette étrange incapacité à la correspondance électronique ou à l’écoute vivante a tout du somnambulisme.
Je séjournais dans une station thermale avec mon amie Sheila quand une employée d’une vingtaine d’années est venue s’enquérir de nos allergies alimentaires pour établir le menu du week-end. Sheila a prévenu qu’elle était allergique au bleu (ce fromage contient le même allergène que la pénicilline). Mais la jeune fille avait apparemment la tête ailleurs. Elle a plutôt noté «maladie cœliaque». Résultat, on a servi à Sheila une assiette de muffins sans gluten au goût de paille humide. Quand nous avons voulu corriger le malentendu, atteignant de nouveaux sommets d’inattention, la même a ajouté «fromage bleu» à «maladie cœliaque» et Sheila a été soumise à un régime pauvre en glucides jusqu’à la fin du séjour.
Je laisse de côté la méchanceté de type «troll» qui, dans les réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook, se déchaîne dès que vous souhaitez une bonne journée à quelqu’un. Mais cela traduit aussi la déconnexion entre le monde réel à trois dimensions et l’espace virtuel qui semble avoir dépouillé les nouvelles générations de leurs bonnes manières.
Il n’est pas impossible pourtant que de petites manifestations de gentillesse subsistent. Elles prennent peut-être d’autres formes. Clara, ma fille Y, a perdu son sac il y a quelques semaines. Elle était effondrée – jusqu’au moment où elle a reçu le message du compte Instagram d’un chihuahua, un certain Pee Wee. Je n’invente rien. La propriétaire de Pee Wee avait trouvé le sac et voulait le rendre. Elle l’a laissé sur la véranda. Les deux femmes ne se sont donc jamais rencontrées. Elles ont plutôt échangé quelques gentillesses virtuelles: Clara, dans sa réponse, a proposé d’offrir à Pee Wee la boucle d’oreille qui se trouvait dans son sac et qui ferait une jolie broche sur le manteau du chien.
Il en subsiste une photo dans le cyberespace. Je me dis que c’est un signe de bonnes manières. Qui sait, l’étiquette a peut-être fait le grand saut en ligne.
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