Si un appétit insatiable et des fluctuations de poids sont les caractéristiques d’une relation problématique avec la nourriture, comment savoir si l’on souffre vraiment de dépendance alimentaire? Afin de mieux comprendre les symptômes, les causes et traitements de cette maladie, nous avons rencontré trois personnes ayant combattu ce désordre alimentaire.
Quels sont les symptômes et les causes de la dépendance alimentaire?
C’était le premier rendez-vous galant depuis près de 10 ans pour Michelle*, 30 ans. Cette femme à la psychologie et l’estime de soi fragiles, pesant plus de 135kg (300lb), était tout excitée à l’idée que quelqu’un l’ait trouvée attirante. Mais le gars s’avéra un salaud et la nuit un désastre. «Au milieu du repas, il a commencé à me poser des questions sur mon amie (?)», se souvient-elle. Mais c’est ce qu’il a dit ensuite qui est gravé dans sa mémoire. «J’ai vu une photo de toi lorsque tu étais mince et belle. Que t’est-il arrivé?» Michelle a pris la fuite pendant qu’il était à la salle de bains et est rentrée chez elle en taxi, humiliée.
Peu après, Michelle a rejoint Outremangeurs Anonymes pour redonner du sens à une vie dans laquelle les habitudes alimentaires avaient mal tourné: à 8 ans, elle mangeait dans sa chambre des aliments volés tandis que les autres enfants jouaient à s’arroser au jardin; à 20 ans, elle commandait des mets à emporter dans deux endroits différents et priait pour qu’ils n’arrivent pas en même temps.
Mais c’est autour de 27 ans, quand un détective privé retrouva les traces de sa famille biologique, obèses eux aussi, que Michelle apprit d’où venait son appétit insatiable. «Je n’ai pas hérité de la graisse, car quand je mange normalement j’ai un poids normal, mais j’ai hérité d’autre chose. «Le mécanisme d’arrêt qui habite une personne mince et en santé n’existe pas chez moi.»
Si les propos de Michelle semblent familiers, c’est parce qu’elle donne une description classique de la dépendance. Si Michelle buvait continuellement de la vodka ou jouait au jeu de façon compulsive, les médecins parleraient de «maladie», et lui offriraient de l’aide. Si elle devait avouer tout ce dont nous venons de parler à son médecin, elle recevrait probablement le diagnostic d’hyperphagie boulimique ou boulimie, mais on ne lui parlerait pas de dépendance.
Selon la Dre Vera Tarman, auteure d’un livre sur la dépendance alimentaire ‘ Food Junkies: The Truth About Food Addiction: « le corps médical ignore généralement la dépendance alimentaire et dit qu’elle n’existe même pas». Beaucoup de médecins jugent qu’il s’agit d’une compulsion psychologique, et non d’une dépendance physique. Mais si on la reconnaissait comme une dépendance, ajoute-t-elle, cela aiderait au traitement. La Dre Tarman a traité les deux côtés de cette dépendance, d’abord pour elle-même, ensuite à la direction médicale de Renascent, un centre torontois de traitement des dépendances.
«La boulimie et la dépendance alimentaire sont fondamentalement différentes, et demandent des traitements différents,» dit la Dre Tarman. Et il faut savoir les reconnaître.
Dépendance alimentaire: des études scientifiques contradictoires
Les études sur la dépendance alimentaire sont à la fois partagées et sensationnalistes: «Les biscuits Oreo peuvent être aussi addictifs que la cocaïne», titrait le Time en 2013, après qu’une étude ait révélé que ces biscuits activaient significativement plus de neurones que la cocaïne ou la morphine dans le centre du plaisir du cerveau chez le rat.
Une autre étude, rapportée dans The American Journal of Clinical Nutrition, révélait que le cerveau humain se comporte de la même façon quand les centres cérébraux liés à la récompense passent en surrégime pour du lait au chocolat très sucré (par rapport à un milkshake moins sucré, mais identique sur le plan calorique).
En revanche, de récentes recherches d’une équipe internationale de chercheurs qui étudient la neurobiologie des comportements alimentaires, de la dépendance et du stress n’ont pas démontré de preuves solides mettant en lumière une dépendance chimique à la nourriture. Ces chercheurs proposent qu’on ne parle plus de «dépendance alimentaire», mais de «dépendance à manger» pour mieux traduire la compulsion comportementale à manger.
Pourtant, il existe des preuves anecdotiques contraires convaincantes. La Dre Tarman étudie le phénomène depuis 2004, et elle croit que sa dépendance au sucre et à la farine blanche n’est pas différente de celle d’autres personnes à la cocaïne ou au crack. Chimiquement, le cerveau effectue le même équilibrisme entre la dopamine ‘ l’hormone du bien-être associée à l’anticipation qui jaillit quand on pense à l’amour ou à notre chanson préférée ou à un cheeseburger ‘ et la sérotonine ‘ le neurotransmetteur qui vous rend calme, rassasiée et assez satisfaite pour déposer votre fourchette. Un excès de dopamine ou une insuffisance de sérotonine provoquent des envies insatiables ‘ les désirs sont trop grands et les récompenses trop peu nombreuses.
Et puis, il y a l’histoire de Mike MacKinnon, un entraîneur personnel de Mississauga (Ontario), 48 ans, soucieux de sa santé. «Je me suis guéri de mon alcoolisme et de mes dépendances en général, mais ma dépendance alimentaire était bien pire que tout le reste, dit-il. Lorsque j’ingère du blé, de la farine ou de sucre, il se crée un phénomène de fringale que je ne peux plus arrêter.»
MacKinnon était «sevré» depuis un an et trois mois quand il a succombé à une bouchée de pain au levain au restaurant The Keg. Il a terminé le pain, en a commandé un autre panier et a pris trois desserts. «Puis, à deux heures du matin, je me suis glissé hors du lit pour me rendre au dépanneur acheter de la malbouffe. À la fin, mes crises de boulimie typiques comprenaient une pizza de 12 tranches, un sac de biscuits et huit barres chocolatées’ Quiconque ne croit pas en la dépendance alimentaire n’a jamais été accro à la nourriture ou est dans le déni de sa propre dépendance alimentaire.»
Combien de Canadiens souffrent de dépendance alimentaire?
Sans un terme pour faire le diagnostic, les experts ne peuvent que spéculer sur l’ampleur du problème. Nous pouvons regarder les taux d’obésité (6,3 millions de Canadiens, selon les données de 2012), mais cela ne fournit pas une image précise étant donné que les personnes obèses ne sont pas toutes des dépendantes alimentaires, et les dépendants ne sont pas tous obèses. (Comme MacKinnon, certains connaissent un cycle ininterrompu de gain et de perte de poids). La Dre Tarman estime que «5% de la population générale sont dépendants alimentaires, et 30 à 40% de la population obèse.»
Comme pour tous les troubles de l’alimentation, les femmes sont touchées de manière disproportionnée. «Les hommes ont tendance à aller vers l’alcool, les femmes vers la nourriture», dit la Dre Tarman. La dépendance alimentaire, qui est déjà largement le domaine des femmes, semble être une dépendance très acceptable. La nourriture est légale, abordable, disponible et livrée à votre porte ce qui est pratique.
Mais nous mangeons toutes trop parfois, à l’occasion des fêtes, et la plupart d’entre nous mangent émotionnellement aussi. Faut-il nous inquiéter, sommes-nous sur le chemin de la dépendance?
«Pour moi, la dépendance alimentaire,dit la Dre Tarman, c’est lorsque vous commencez à afficher des comportements de dépendance, si vous devenez secrète sur la nourriture, si vous cachez des aliments pour plus tard, si vous mangez différemment en public et en privé. Ça devient un problème quand ça commence à contrôler votre vie.»
Quels traitements pour la dépendance alimentaire?
Pour les Canadiennes et les Canadiens à la recherche de renseignements ou de conseils, la Dre Tarman vous recommande de lire sur la question, de vous renseigner sur une section locale des Outremangeurs anonymes ou de rencontrer une intervenante ou un groupe de soutien; vous pouvez consulter le site de l’AQPAM.
«Il y a plus d’informations à ce sujet qu’il y en a jamais eu», dit Martha Peirce, conseillère privée et thérapeute à Hagersville (Ontario), spécialisée dans la dépendance alimentaire. Elle estime que les professionnels de la santé deviennent conscients du problème, faisant référence à la 1re conférence annuelle sur la dépendance alimentaire, parrainée par la faculté de médecine de l’Université du Massachusetts, où des professionnels du traitement des toxicomanies, des conseillers en santé mentale, des médecins et des psychologues se sont réunis pour connaître les données scientifiques les plus récentes sur la dépendance alimentaire, et discuter des options de diagnostic et de traitement.
Avec la sensibilisation et l’éducation viennent des solutions et, plus important encore, du soutien pour ceux qui acceptent de faire des choix difficiles comme l’abstinence, qui est la clé pour éradiquer toute dépendance.
C’est la voie que la Dre Tarman et Mike MacKinnon ont choisi de suivre, en pratiquant un modèle d’abstinence: ils évitent tous les sucres, le blé et les déclencheurs de fringales.
C’est aussi le voyage de Michelle. Maintenant qu’elle pèse moins de 75kg (160lb), Michelle suit un régime strict de 1 800 calories par jour. Mais chaque jour est un combat. Contrairement à d’autres dépendances, comme l’alcool ou la cigarette, vous ne pouvez pas éliminer complètement la nourriture. Votre corps en a besoin, à intervalles de quelques heures chaque jour. Cela signifie que vous êtes toujours en train de danser avec le diable, toujours tentée. S’il y avait davantage de recherche et de reconnaissance de la dépendance alimentaire, il pourrait y avoir plus de soutien pour ces toxicomanes qui risquent la rechute à chaque déjeuner, dîner et souper.
* Les noms ont été changés pour des raisons de confidentialité.
Comment ils ont vécu avec la dépendance alimentaire
Déjà largement le domaine des femmes, la nourriture semble une dépendance très acceptable. Elle est aussi légale, abordable, disponible et livrée à votre porte, ce qui est pratique.
«Le mécanisme d’arrêt qui habite les gens normaux n’existe pas chez moi.»
‘ Michelle *
À la fin, mes crises de boulimie typiques comprenaient une pizza de 12 tranches, un sac de biscuits et huit barres chocolatées
‘ Mike Mackinnon
La dépendance alimentaire, c’est quoi? «Si vous devenez secrète sur la nourriture, si vous cachez des aliments pour plus tard, si vous mangez différemment en public et en privé. Ça devient un problème quand ça commence à contrôler votre vie.»
‘ Dre Vera Tarman
Embarquez dans le programme
La première étape chez FA consiste à admettre son impuissance sur la nourriture, tout comme le font les AA (Alcooliques anonymes) dans leur programme initial en 12 étapes. Inspiré d’Alcooliques anonymes, FA a été fondée à West Palm Beach, en Floride, en 1987, et suit les préceptes énoncés dans le livre Les Alcooliques anonymes, paru en 1939. FA compte 4 000 membres actifs dans le monde entier.
FA se distingue de son organisation sœur, Outremangeurs anonymes (OA), par l’appel à l’abstinence complète de sucre, de blé et de toutes formes de farine, que le programme définit comme aliments déclencheurs pour tous les dépendants alimentaires. OA, en revanche, fonctionne à plus larges traits, appelant ses membres à résister à leurs pulsions et à leurs déclencheurs personnels sans restriction sur des aliments spécifiques. Cette approche attire ceux qui ne s’identifient pas comme dépendants ou qui font face à des problèmes alimentaires complexes. (OA couvre la boulimie, l’anorexie et les fringales, en plus de l’hyperphagie).
Ces programmes sont-ils utiles? Selon Michelle *, dépendante alimentaire qui a assisté à des réunions des OA pendant des années, la voie du rétablissement exige le soutien d’autres personnes dépendantes. «La seule chose qui peut aider une personne accro à la nourriture à se sevrer, c’est que quelqu’un puisse lui dire: je suis comme toi; je suis passée par là», dit-elle.
Prête à participer à une réunion? Il y a une section québécoise des OA et des ressources en ligne pour les deux programmes.