Vrais ou faux asthmatiques? Voici comment l’asthme est devenu l’une des maladies les plus surdiagnostiquées au Canada.
Anson Chan
En 2014, à 70 ans, Becky Hollingsworth a souffert d’une pneumonie qui lui a laissé une toux persistante et le souffle court. Sa respiration n’était pas sifflante, elle n’éprouvait pas d’oppression thoracique, mais son médecin a quand même conclu qu’elle faisait de l’asthme et lui a prescrit deux inhalateurs et un médicament à prise orale. Le traitement a calmé sa toux. Elle n’a plus repensé à ce diagnostic pendant des mois, jusqu’à ce qu’on l’appelle pour lui proposer de participer à une étude. Infirmière à la retraite, Becky ne s’est pas fait prier.
Dirigée par Shawn Aaron, professeur de médecine à l’université d’Ottawa et pneumologue à l’hôpital d’Ottawa, cette étude visait à déterminer l’ampleur des faux diagnostics d’asthme. Le Dr Aaron était troublé par le nombre de patients qu’on lui adressait parce que leur médication contre l’asthme n’agissait pas. Quand il leur faisait passer des tests, il lui arrivait souvent de découvrir qu’ils n’étaient pas asthmatiques. Il avait déjà réalisé plusieurs petites études donnant à penser à un surdiagnostic étonnamment fréquent de l’asthme. Ce projet était plus ambitieux: il compterait 613 participants adultes dans 10 agglomérations d’un bout à l’autre du pays. Ce serait la plus vaste étude en son genre à ce jour.
Becky a accepté de se soumettre à des tests répétés à Ottawa, à une heure de route de sa résidence près d’Arnprior, en Ontario. L’équipe du Dr Aaron a commencé par un test non invasif simple appelé spirométrie, que la septuagénaire aurait déjà dû passer, mais qui n’avait pas été fait. On bouche ses narines avec un pince-nez, puis, pendant six secondes, on souffle aussi vite et fort que possible dans un tube branché sur un spiromètre, appareil qui mesure le débit d’air. Après trois expirations, on inspire un bronchodilatateur (un médicament qui détend les muscles entourant les voies respiratoires), on attend 15 minutes et on souffle encore trois fois. Si la machine constate une augmentation suffisante du débit d’air, on considère que le patient est asthmatique.
Le bronchodilatateur n’a eu aucun effet sur Becky, ce qui laissait croire qu’elle ne l’était pas, mais les symptômes de l’asthme sont capricieux. Quand tout va bien, un asthmatique peut obtenir un bon résultat au test malgré sa maladie. Le Dr Aaron a donc fait subir à tous les sujets qui ne présentaient pas de signes d’asthme une bronchoprovocation à la méthacholine.
La méthacholine est une substance qui excite et irrite les voies respiratoires. Lors du test, le patient en respire des doses croissantes et souffle dans un spiromètre après chaque bouffée. Un asthmatique réagira mal, et très fortement même à une faible dose. Ce test est employé dans les cas plus difficiles à diagnostiquer. Il demande plus de temps que la spirométrie et plus d’argent parce que la méthacholine est onéreuse. Mais le Dr Aaron voulait des résultats précis. Pour plus de sûreté, il a demandé aux participants qui n’avaient pas surréagi à la méthacholine, donc qui n’étaient sans doute pas asthmatiques, de réduire de moitié leur médication pendant plusieurs semaines et de refaire ensuite le test. Si le deuxième résultat était négatif, les sujets devaient cesser de se médicamenter et refaire un test trois semaines plus tard. Ceux qui ne présentaient toujours aucun signe d’asthme étaient examinés par un pneumologue afin de déterminer ce dont ils souffraient.
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Les résultats ont été ahurissants. Le tiers des participants – 203 exactement – n’avaient pas d’asthme actif. (Au terme de 12 mois de suivi, ce total était encore de 181.) Soixante et un sujets n’avaient aucun symptôme, à peu près autant étaient allergiques, d’autres souffraient d’anxiété ou de reflux gastro-œsophagien, plusieurs d’une maladie cardiorespiratoire grave non diagnostiquée, dont une cardiopathie ischémique. La toux de Becky Hollingsworth venait d’une infection post-virale liée à sa pneumonie. Elle n’avait jamais fait d’asthme et n’en fait toujours pas.
Publiées dans le Journal of the American Medical Association en 2017, ces conclusions confirment celles de recherches effectuées antérieurement au Canada, en Italie, aux Pays-Bas et en Suède. L’auteur tient toutefois à rappeler que l’asthme peut entrer en rémission et qu’un constat ultérieur d’inactivité ne veut pas dire que le diagnostic initial était faux.
Parallèlement, le Dr Aaron avait demandé aux médecins de ses sujets de remplir un questionnaire et de vérifier dans leurs dossiers si des tests objectifs comme la spirométrie ou la bronchoprovocation avaient été utilisés lors du premier diagnostic. Des 530 médecins sollicités, seulement un sur deux avait prescrit un de ces tests. Les autres avaient fait un diagnostic subjectif fondé sur leurs observations lors d’un examen, ce qui laisse entrevoir un problème plus systémique et troublant.
On n’imagine pas diagnostiquer le diabète sans faire une analyse sanguine ni prescrire un médicament contre l’hypertension sans glisser un brassard autour du bras du patient pour mesurer sa tension. Et pourtant, beaucoup de médecins de famille ne font pas faire le test diagnostique standard pour l’asthme. Conséquence : près du tiers des trois millions de Canadiens adultes supposément asthmatiques ne le sont peut-être pas.
Ces erreurs ne sont pas bénignes. Apprendre qu’on souffre d’une maladie chronique peut affecter le moral et pousser le malade à réduire ses efforts physiques. Tous les médicaments ont des effets secondaires, même les inhalateurs. Les asthmatiques s’administrent en général un corticostéroïde au quotidien et, en cas d’attaque, un bronchodilatateur comme le Ventolin. Or, l’emploi prolongé de stéroïdes est associé à l’ostéoporose, à la formation précoce de cataractes, au glaucome, à une plus grande propension aux ecchymoses et à un amincissement de la peau. Une erreur de diagnostic peut aussi avoir des conséquences tragiques si elle empêche de dépister une maladie grave.
Les spécialistes soutiennent depuis longtemps que les médecins de famille ne devraient pas diagnostiquer l’asthme sans prescrire d’abord une spirométrie. Certains généralistes font le test en cabinet, mais beaucoup trouvent cela peu pratique, entre autres parce que c’est trop mal payé pour le travail que ça représente. Le régime d’assurance maladie de certaines provinces paie entre 25 et 50 $, mais d’autres, dont celui du Québec, ne paient rien du tout.
Or, il faut de l’expertise pour faire un bon test et l’interpréter correctement. On doit expliquer la manœuvre au patient ; le test lui-même prend environ une demi-heure. Mais les résultats ne valent rien si le médecin ne sait pas comment les interpréter. Quand on lui adresse un patient, Clare Ramsey, professeure adjointe en médecine respiratoire à l’université du Manitoba, commence par vérifier qu’il est bien asthmatique. Elle en voit qui n’ont jamais passé de spirométrie. D’autres ont eu des résultats «qui n’ont rien à voir avec l’asthme», mais ont mené à un mauvais diagnostic faute d’être correctement interprétés.
L’idéal, c’est que le généraliste envoie le patient à un laboratoire de physiologie respiratoire où la spirométrie fait partie de la routine. Sauf qu’il y a des listes d’attente. Ces labos se trouvent en général dans des hôpitaux, et il n’est pas facile d’obtenir un rendez-vous – partout au pays, le temps d’attente est un problème. Quand un patient a du mal à respirer et semble asthmatique, il est donc tentant de lui prescrire un médicament en disant : «Essayons ça et voyons si ça aide.» Mais le médicament peut améliorer la respiration même si la cause du trouble n’est pas l’asthme. Ainsi, si le médecin ne cherche pas à confirmer avec une spirométrie, son patient risque de devenir l’un des milliers de malades victimes d’un mauvais diagnostic et de souffrances indues.
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Rhonda Gould sait ce qu’il peut en coûter de frustrations et de souffrances quand on attend un diagnostic fiable. Âgée de 58 ans, cette assistante administrative d’une clinique dentaire à Vancouver Nord a fait une infection pulmonaire au printemps 2020, au début de la première vague de COVID-19. Un test a montré qu’elle n’avait pas ce virus-là, son infection a été traitée, mais elle en a gardé un râle dans la poitrine.
Au mois d’août, elle respirait toujours avec difficulté. D’après la spirométrie, elle ne faisait pas d’asthme, mais son pneumologue lui a suggéré d’essayer un inhalateur dans l’espoir de la soulager. Il lui fallait une bronchoprovocation à la méthacholine pour en avoir le cœur net, mais en raison de la pandémie, les ressources des laboratoires de physiologie respiratoire étaient très limitées. Elle devrait attendre – pendant des mois.
Ses crises respiratoires se sont poursuivies tout l’été. En septembre, soupçonnant qu’elles étaient provoquées par les vapeurs des lingettes désinfectantes abondamment employées par la clinique où elle travaillait, son médecin de famille lui a conseillé de demander un transfert dans un bureau. Sa respiration s’est améliorée, mais le 18 novembre, elle a dû reprendre son poste à la clinique. À la fin de la journée, elle était incapable de respirer et en proie à la panique. «Je n’avais jamais eu aussi peur de ma vie, raconte-t-elle. J’avais l’impression d’étouffer.»
Ce soir-là, désespérée, elle a appelé son pneumologue, qui l’a aidée à se calmer pendant qu’elle aspirait des bouffées de son inhalateur. Il lui a dit de se tenir loin des lingettes, puis a envoyé une requête à Chris Carlsten, chef de la médecine respiratoire et directeur de la clinique des maladies pulmonaires professionnelles à l’université de la Colombie-Britannique.
Le Dr Carlsten a pu accélérer l’exécution du test dont Rhonda Gould avait besoin. Au mois de janvier suivant, elle a fait une deuxième spirométrie et, deux semaines plus tard, une bronchoprovocation à la méthacholine qui a confirmé qu’elle n’était pas asthmatique. Son pneumologue a examiné soigneusement ses poumons et a remarqué que ses cordes vocales étaient instables et spasmodiques.
Après avoir passé tout le dossier en revue, le médecin a conclu qu’elle souffrait probablement du syndrome du larynx irritable et que ça pouvait expliquer sa réaction aux lingettes sanitaires. Il a recommandé des séances d’orthophonie pour renforcer les muscles autour des cordes vocales. Rhonda n’a pas travaillé cet hiver-là. Quand elle a repris le collier en avril, on lui a attribué des tâches administratives loin de la clinique. «J’ai été bien soignée», dit-elle, résignée aux aléas de la pandémie. Mais obtenir le bon diagnostic a été une épreuve d’une année, un parcours du combattant qui, espère-t-elle, devrait inciter les médecins à prescrire rapidement les bons tests diagnostiques de l’asthme.
Vancouver donne le bon exemple en matière d’accès à la spirométrie. Il y a plus d’une décennie, 17 hôpitaux ont convenu d’utiliser le même formulaire pour faciliter la vie aux patients ayant besoin d’un rendez-vous et leur permettre de choisir le labo de physiologie respiratoire le plus commode. Le temps d’attente est encore réduit à une clinique sans rendez-vous relevant de l’hôpital général de la ville ; il suffit de présenter une requête de spirométrie remplie par un médecin. En 2019, elle aurait reçu 4000 clients. Mais ailleurs dans la province et au pays, l’accès à la spirométrie demeure très difficile.
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«Nous savons que les besoins sont énormes comparativement à l’offre actuelle», avoue Chris Carlsten, qui est aussi le directeur de Legacy for Airway Health, nouvel organisme voué à la prévention et au traitement de l’asthme et de la maladie pulmonaire obstructive chronique (MPOC). Il a essayé pendant des années de sensibiliser les médecins de famille à l’importance des tests objectifs de l’asthme et croit comme Shawn Aaron qu’il devrait être aussi facile d’obtenir une spirométrie qu’une radiographie pour une fracture osseuse. Mais cela demandera un changement de mentalité. La spirométrie est sous-estimée, tout simplement. Le Dr Carlsten est convaincu que si plus de labos offraient le service, plus de médecins le réclameraient, mais il pense aussi qu’il pourrait être plus efficace de sensibiliser directement le public afin que les patients exigent le test.
Jazzminn Hein est l’une des personnes qui auraient aimé le savoir. Elle n’avait jamais entendu parler de la spirométrie et ignorait même qu’elle était asthmatique. Son cas illustre une autre conséquence du non-emploi de la spirométrie : le sous-diagnostic. Jazzminn s’essoufflait très facilement. Elle l’imputait à sa mauvaise forme physique, aggravée par le tabagisme. Elle n’avait que 24 ans, mais avait commencé à fumer à l’adolescence parce que «c’était cool».
Quand elle est tombée enceinte, elle a eu des nausées matinales si violentes qu’elle pouvait à peine se nourrir, encore moins fumer, donc elle a cessé. Sa respiration ne s’est pas améliorée. Son travail pour une société de télécommunication l’obligeait à passer beaucoup de temps au téléphone; à la fin d’une conversation, elle haletait. Son médecin de famille a attribué cela à l’anxiété qu’il avait diagnostiquée auparavant.
Un jour d’automne 2020, Jazzminn a installé son bébé dans une poussette et est allée se promener le long d’un ruisseau près de chez elle à Maple Leaf, en Ontario, en compagnie de sa belle-mère. L’air était tiède. En remontant une pente douce sur le sentier, Jazzminn a senti qu’elle s’essoufflait; rendue en haut, elle était pliée en deux, la poitrine en feu, les poumons brûlants. Alors qu’elle luttait pour respirer, sa belle-mère, fumeuse depuis plus de 30 ans, était parfaitement à l’aise. La jeune femme a compris qu’elle avait un problème. Peu après, une violente douleur thoracique lui a fait si peur qu’elle est allée à l’hôpital. On lui a dit que c’était une attaque de panique, rien que de l’anxiété.
Un mois plus tard, Jazzminn a été contactée par l’hôpital d’Ottawa et a accepté de participer à une étude. Cette fois, le Dr Aaron cherchait à savoir combien de victimes de l’asthme et de la MPOC n’avaient pas reçu le bon diagnostic. En novembre, elle s’est rendue au centre de recherche pour la première de deux spirométries. À sa seconde visite, elle a rencontré le Dr Aaron qui lui a appris qu’elle faisait de l’asthme et lui a prescrit des inhalateurs.
Sa qualité de vie s’est énormément améliorée depuis. Elle peut faire davantage d’exercice, dort mieux, n’a plus le souffle court ni mal à la poitrine. Connaissant la vraie cause de ses symptômes, elle est moins anxieuse qu’avant ; elle ne panique plus quand elle a du mal à respirer. Sa fillette de deux ans a maintenant un petit frère.
Le Dr Aaron s’attend à terminer cette année sa vaste enquête auprès d’environ 4000 sujets partout au Canada et espère en publier les résultats d’ici la fin de 2023. D’après les données préliminaires produites en testant 2400 volontaires, 8% des participants étaient des asthmatiques non diagnostiqués et 12 % souffraient d’une MPOC non diagnostiquée. C’est une autre preuve qu’un test simple et peu coûteux changerait la vie de bien des gens.
Voyez l’histoire d’une femme qui vit avec la MPOC.
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© Tiré de False Positive: Why Thousands of Patients May Not Have Asthma after All (2021), thewalrus.ca