Thomery, petit village de Seine-et-Marne et By, Montfort, Effondré, les communes des alentours, ont vécu des heures de gloire fruitière, grâce au raisin, et particulièrement le Chasselas. Ce déicieux raisin précoce aux grains dorés devint un produit de luxe, grâce à la culture sur murs et à la conservation des grappes fraîches en fruitier. Toute l’histoire commence à Fontainebleau…
Sous le règne de François 1(1494-1547), la région bellifontaine s’était fait une spécialité de la viticulture ; en témoignent les Pressoirs du Roy, construits à Samoreau en 1530. Les murs exposés au Sud des jardins du château, accueillaient, sur une longueur de plus de 1 200 m, la fameuse treille royale, destinée à approvisionner la cour en raisin de table. Les ceps provenaient du Quercy.
Vers 1730, François Charmeux, qui était à l’origine du développement de la culture du chasselas à Moissac (Tarn-et-Garonne), raisin qui bénéficie aujourd’hui de l’AOC (Appellation d’origine contrôlée), décida de cultiver la vigne à By, dans des terrains a priori guère favorables à la plante.
La réputation de la treille royale l’incita à planter des cépages de Fontainebleau, en leur appliquant la même méthode de culture. L’autorisation lui fut donnée, à la condition de ménager une large porte dans les murs pour permettre la libre circulation des chasses royales.
Les résultats étant encourageants, François Charmeux décida, entre 1730 et 1736, de construire de nouveaux murs, mais plus hauts. Jusqu’au début du dix-neuvième siècle, la production en Seine-et-Marne resta limitée à quelques viticulteurs.
Elle prit son essor à partir de 1840, grâce à l’amélioration des techniques de cultures, notamment le perfectionnement des conduites en cordons, et la conservation des grappes en fruitier. Vers 1842, plus de 200 ha de parcelles closes par des murs, étaient dévolues au raisin de table dans la région de Thomery.
Au milieu du dix-neuvième siècle, le Chasselas ‘Doré de Fontainebleau’ était déjà le cépage le plus apprécié. Mais les viticulteurs ont aussi beaucoup planté du ‘Frankenthal’, une variété à fruits noirs créée au Tyrol.
La région de Thomery était devenue un centre d’expérimentation. À côté des deux variétés principales, plus de 200 cépages y étaient observés, et une cinquantaine participaient à la culture. On peut citer entre autres les Chasselas : ‘Rose royal’, ‘Violet’, ‘Napoléon’, ‘de Florence’, ‘Musqué’, ‘Bordelais’, ‘Vibert’, ‘Duhamel’, ‘rose de Falloux’, mais aussi les cépages ‘Hambourg doré’ ou ‘Blanc de Pagès’.
De son ancêtre issu de sève royale, le chasselas de Thomery garda son aura aristocratique. En raison d’abord de ses qualités intrinsèques, bien que les bons raisins de table soient nombreux, mais surtout par le mode de conservation qui permettait d’en proposer depuis l’automne jusqu’au début du printemps.
Vers 1850, Baptiste-Rose Charmeux mit au point un procédé, qui fut breveté en 1877. Il s’agit de récolter la grappe avec un morceau de sarment qui est mis à tremper dans un petit flacon contenant de l’eau et du charbon de bois. Les grappes sont distancées sur un râtelier et mûrissent dans une chambre obscure, où la température est régulée, autour de 10 °C et l’atmosphère ventilée en permanence.
Le procédé de Charmeux permettait de déguster des grappes sucrées durant tout l’hiver et jusqu’à Pâques, voire même jusqu’à début mai d’après les chroniques de l’époque. La technique a perduré jusque dans les années 1970.
Le raisin de Thomery était acheminé vers le centre de Paris par voie fluviale, directement livré par les villageois à bord de petits bateaux à fond plat, les « margotats ». De là, les grappes étaient distribuées dans toute la France, comme produits de luxe et même à l’étranger, jusqu’à la cour de Russie. Dans l’œuvre de Gustave Flaubert, Pécuchet, le comparse de Bouvard, signale qu’à Saint-Pétersbourg, pendant l’hiver, on payait le raisin un napoléon la grappe !
En 1912, Georges-François Charmeux travaillait comme publicitaire à la compagnie de chemin de fer du Paris-Orléans. Sept sociétés se partageaient alors le territoire national, avec chacune la même stratégie : favoriser le développement des cultures à grande échelle, de manière à remplir leurs wagons !
Ce descendant du pionnier du chasselas de luxe contribua à la vulgarisation des techniques culturales du raisin de Thomery. À son apogée, vers la fin des années 1920, la production atteignait plus de 800 tonnes par an, produites sur 150 ha de terrains et 250 km de murs ! Ce succès incita les communes voisines à s’intéresser à la culture du chasselas. C’est ainsi que Veneux-les-Sablons, Moret-sur-Loing, Samoreau se mirent de la partie. Idem pour Champagne-sur-Seine qui n’hésita pas à vendre ses grappes sous l’appellation quelque peu équivoque de « raisin de Champagne ».
Comme tous les vignobles de la région parisienne, celui de Thomery fut attaqué en 1850 par l’oïdium qui entraîna de gros dégâts. Fort heureusement, les traitements au soufre, appliqués dès 1852, sauvèrent les récoltes. En 1885, le mildiou fut tant bien que mal contenu par des sulfatages.
Tandis qu’en 1890 tout le vignoble français était ravagé par le phylloxera, Thomery, sans doute protégé par Bacchus y échappa, tandis que l’arrondissement de Fontainebleau fut touché. Mais avant que l’utilisation de plants greffés américains, résistant à ce puceron soit généralisée, les ceps et le bois de vigne ne pouvaient plus être exportés hors de la circonscription. Ce fut un coup dur pour les grappes de Thomery expédiées accrochées à leur petit bout de sarment. Mais le raisin de Thomery réussit à se relever, en même temps que tout le vignoble français.
Le déclin vint plus tard, au tournant des années 1930. La méthode de culture en espaliers adossés à des murs, très coûteuse en main-d’œuvre, n’a pas supporté la concurrence du Chasselas de Moissac, son quasi frère du Sud. Par ailleurs, les bons raisins de table en provenance d’Italie et d’Espagne s’affirmèrent comme de sérieux concurrents.
Le glas sonna en 1941, lorsque les chemins de fer cessèrent d’accorder un tarif préférentiel au raisin de Thomery. En 1960, un dernier sursaut vint du regroupement en coopérative (les Vergers de Thomery) mais au début des années 1970, la culture entra définitivement dans le passé. Les murs furent abattus pour ouvrir de grands terrains à la construction immobilière. La glorieuse histoire d’une spécificité fruitière venait d’être rangée dans les souvenirs de notre patrimoine.
Les treilles de Thomery étaient conduites en cordon horizontal, comme celles de la treille royale de Fontainebleau. Au cours de la première moitié du dix-neuvième siècle, la formation en cordon fit l’objet de plusieurs améliorations de la part de Dominique Charmeux et de son fils Baptiste-Rose (dit Rose). On utilisa successivement le cordon vertical simple à coursons alternés, le cordon vertical Rose Charmeux à coursons alternés, le cordon vertical Rose Charmeux à coursons opposés et le cordon oblique, autant de variations destinées à la meilleure répartition possible de la sève.
Le chasselas est l’un des cépages les plus répandus dans le monde. On a d’abord situé son origine en Orient, puisqu’il aurait été rapporté de Turquie ou d’Égypte. D’autres auteurs affirment que ce raisin est né en France ou en Suisse, même si les premières mentions du Chasselas furent d’abord faites dans le Wurtenberg (sud-ouest de l’Allemagne), puis en Bourgogne et enfin dans le canton de Vaud.
Une étude basée sur les marqueurs génétiques a permis depuis de localiser le berceau du cépage dans une région comprise entre le Piémont, la Suisse et la France, dans l’arc lémanique. Le chasselas de Thomery a une origine secondaire, située près de Cahors (il est très proche du ‘Chasselas de Moissac’) ou du Piémont, une note que l’on trouve déjà en 1863 dans la littérature et confirmée par les techniques actuelles.
La qualité des grappes produites à Thomery tenait à deux gestes : l’éclaircissage, qui consistait à conserver uniquement entre 15 et 18 grappes par pied, et le ciselage, destiné à supprimer quelques grains de manière à laisser plus de sève disponible pour les grains restant. Comme l’opération se pratiquait sous les rayons du soleil réfléchis par les murs blanchis à la chaux, les ciseleuses ont gagné à l’époque le sobriquet de « gueules noires » en raison de leur teint fortement hâlé.
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